Le tennis, cette drogue saine

A douze ans, il y a maintenant plus de dix ans, je faisais mes premiers pas en compétition à l’Orée. On me comptait parmi les moyennement doués, dans l’ombre des jeunes stars du club. J’enviais beaucoup ces gars-là, pour qui le tennis avait l’air si facile, et je me comparais à eux, moi qui n’arrivais pas à mettre deux balles dedans d’affilée, ou presque. Pendant plusieurs années, je me suis entraîné à moitié sérieusement, en disputant l’un ou l’autre tournoi. Personne ne me disait alors de me battre pour devenir un meilleur joueur. C’est en général un conseil que l’on donne aux gosses qui montrent un tennis esthétique ou potentiellement efficace. J’en étais loin, très loin. Depuis maintenant quelques années, le tennis est devenu une passion ardente, et c’est grâce à Roger Federer et aux sensations que j’éprouve sur un terrain ocre que j’ai décidé de devenir davantage compétitif. Sans consulter ma mère, Roger ou Dieu – Roger, donc, j’ai décidé de passer au revers à une main il y a cinq ans. C’est ma plus grande fierté tennistique, mon coup à moi. Cet hiver, mon collègue occasionnel – mais avant tout mon ami – Raphaël Baert m’a rendu plus véloce. Il a même essayé de s’attaquer à mon coup droit, le malheureux. Chantier en cours…

Vous l’aurez compris, je suis plutôt un besogneux qu’une vedette naturelle qui lâche un petit sourire à sa petite amie en passant le filet après avoir infligé un double 6/0 en 45 minutes à son adversaire, en ayant juste transpiré en dessous du sourcil droit. Je suis aujourd’hui B+2, dit B 2. Je ne paie pas de mine sur le terrain, mais presque toujours, quand je dispute un match, je me prends pour Maximus dans Gladiator. Un Maximus très nerveux, souvent distrait, parfois vulgaire, mais un Maximus quand même. Pendant trois ans, j’ai fait partie d’une équipe farce, en régionale 3. Une seule et unique victoire, la faute à pas assez d’entraînement… Cette année pour la première fois, je fais partie de l’équipe en Nationale 4 et je joue aussi en régionale 2, aux cotés de quelques rescapés de mon ancienne équipe de farces –que j’embrasse. Le décor est planté, et il est important pour la suite.

Jeudi soir, coup de fil du capitaine de la Nationale 4 (Maxime Hublet). Je dois venir en aide non pas à son équipe, mais à l’équipe fanion du club, en Nationale 3 ! Evidemment, je suis un plan B, voire C mais je m’en contrefous. Mickey m’a signé un autographe. Dans la nuit de samedi à dimanche, je n’ai dormi que quatre petites heures. Trois heures du matin, impossible de trouver le sommeil. Clope entre les lèvres, à la fenêtre de la plus haute pièce de ma maison, je prends le temps de m’arrêter et je mesure ma chance. Je suis comme un gosse, j’ai envie d’être sur le terrain. ZzzzzzZzzz.

Dimanche matin. La dernière fois que je m’étais levé avec un aussi grand sourire, j’avais 8 ans et je me déguisais pour le Carnaval de l’école. Mais aujourd’hui, pas question de faire le pitre. J’enfile mon armure Nike, je fais atteler mes meilleurs chevaux, saute sur mon char et en un clin d’œil, me voici à l’Orée. Le premier joueur de l’équipe, mon pote Arnaud Destrebecq, 19 ans et 31ème belge, bataille ferme face à un ancien 215ème mondial. La vitesse des balles ne m’impressionne que rarement. N’importe quel débile peut frapper fort. Mais l’œil, bon Dieu, l’œil ! A ce niveau-là, l’acuité visuelle de ces gars me rend complètement fou. Un joueur moyen, même sous amphétamines, appellerait la police pour déclarer une balle portée disparue, déjà au retour de service, ou la ramènerait peut-être une fois sur dix, seulement s’il a correctement exécuté ses dix « Notre Père » et quinze « Je vous salue Marie » la veille. Mais ces gars-là, sur toutes ces balles quasiment injouables pour un joueur « normal » comme moi, sont capables de nous donner l’impression que le tennis, c’est vraiment pas si compliqué. Allez en face de l’un des deux, vous repartirez tout nu, avec un œil au beurre noir et même plus assez de monnaie pour acheter un demi-durum. Lancez-leur une orange d’un bout à l’autre de votre cuisine, elle revient pelée dans un bol, ornée d’un petit cure-dents parasol avec vos initiales gravées dans la pelure, en forme de raquette. Et pourtant, elle n’est même pas encore partie de votre main, cette canaille d’orange. L’œil, je vous dis. La vitesse d’exécution. Dans la hiérarchie, la puissance se situe, à mon sens, loin derrière.

Pour ne pas trop avoir l’air de jouer dans une autre catégorie –même si Arnaud joue en 1ère position et moi en 6ème et dernière- je dois aller m’échauffer. Qui, en pleine rencontre d’interclubs, sera d’accord de me faire bosser pendant 45 minutes au panier sur le très discret et pas moins vilain terrain 13, pour que je transpire et que je me réveille complètement ? Mon meilleur pote. Matthias Godenne, capitaine de la Régionale 6 est un homme qui a le sens du devoir. Il l’a fait pour l’équipe fanion, pour son club, pour son pays, pour la nation. Sûrement pas pour moi, qui ai le culot de lui faire quitter son équipe pour mon intérêt personnel. Ou alors il est fou. Ou alors il a un sens de l’amitié qui me dépasse… C’était lui le prof. En suivant mes quelques directives, il a été l’acteur principal d’un entraînement hyper pro pour un pro… de l’imposture. Enfin, j’en avais peur, en tout cas.

Il fait beau, il fait chaud. Je suis chaud. C’est parti sur le 12, le quatrième terrain en partant des gradins. Beaucoup de vent, trop de vent, il tourne dans le mauvais sens. Il est con ce vent, il complote… S’il est français, je suis sûr qu’il vote Le Pen. Tais-toi ! Quand apprendrai-je que mon adversaire se plaint -intérieurement- tout autant que moi des conditions ? 5/2 pour mon adversaire gantois, en trente minutes. Changement de terrain : Bruno, le troisième, a arraché une victoire en trois sets sur le central et nous pouvons migrer vers mon court préféré de l’Orée. Le show-court, pour un mec qui a toujours été plus fantasque que technique. Un terrain, pour peu qu’il y ait des spectateurs autour, devient toujours une scène, qu’on le veuille ou non. Se pose alors une grande question : vais-je décider d’être un joueur inspiré, qui ressent et s’adapte d’abord en fonction de ce qui se passe sur le terrain, ce beau plateau tout illuminé ? Ou au contraire, vais-je verser dans le cabotinage tennistique ? J’entends par là jouer pour faire plaisir aux copains, faire rire ces derniers à coups de frasques en tous genres, me plaindre, sortir de mon match parce que je suis exaspéré de ne pas arriver à jouer comme je l’entends. Surtout quand on m’observe. Avant toute chose, il faut besproeien –verbe transitif, arroser en néerlandais, merci Stefan l’adversaire- pour que nous ne soyons plus gênés par la poussière du terrain, virevoltant dans tous les sens à cause du vent lepéniste. C’est reparti, avec Arnaud au bord du terrain. Un serie A sur mon banc, rien que pour moi. Ne te découvre pas d’un fil, sans blague, c’est Noël sur le banc. Présence rassurante. 6/2 pour l’autre, il est au-dessus. Pourtant, je sens bien que je ne suis pas très loin. Mon coach du jour Matthias prend son plat de pâtes sur ses genoux pour venir me voir. Le bruit des couverts me donne faim. Un Gantois pour le déjeuner, miam ! J’ai pris ma décision : aujourd’hui je serai Kevin Spacey, pas Franck Dubosc. Gare au cabotin ! Un nouveau match commence. C’est comme si, grâce à la présence d’autrui, j’arrivais enfin à jouer pour moi. Cela demande un travail énorme d’accomplir ce que l’on fait pour soi-même sans être un égoïste mais aussi et surtout d’accomplir pour les autres sans être vain, et toujours en recherche de reconnaissance.

3/2 pour moi dans le deuxième set. Long échange. Volée à moitié ratée de l’adversaire… Je fonce sur cette balle et là, boum ! Passing shot de revers en bout de course. Je hurle de rage, de joie, de liberté. Parfois, la sensation que l’on éprouve en frappant un certain coup à un moment donné procure un feeling qui dépasse complètement le sport. Précision, timing, et sensation pure, tout dans la même frappe. Tous mes potes de la régionale 6 sont là depuis quelques minutes. Ils applaudissent, ils crient. Ils savent que c’est maintenant que je dois appuyer sur le champignon. Je suis une boule d’adrénaline. Balle de break. Double faute de Stefan. 4/2. Mauvais jeu de service pour moi. 4/3, avec Bruno sur mon banc. Arnaud s’est envolé en Canadair CL-415 pour éteindre l’incendie Jérémy Leroy sur le terrain 10… 5/4 pour moi, service Stefan. Il sert bien, l’enfoiré. Ce B-4 n’a que 17 ans mais il envoie une boule de Berlin sur chaque première balle. 5/5, je me bats, je m’arrache. Il est meilleur que moi, mais je suis plus fou que lui, je veux gagner. 6/5 pour moi, 2 balles de set. Il sauve la première brillamment. La deuxième est là. Premier service out. Deuxième balle faible, sa plus faible du match. J’ai le temps, trop le temps… Milieu du filet. J’ai pas osé. Tie-break et je sombre, pourtant de nouveau à deux points du set. Jeu, set et match pour le pâtissier gantois. Bien sûr, je suis extrêmement déçu. Mais cette déception se transforme très vite en un smoothie fierté / fatigue saine / pointe de déception. Je me suis battu comme un beau diable contre un joueur supérieur de trois classements. On m’a donné ma chance et j’ai tout mis en œuvre pour l’honorer. J’ai pris un plaisir fou sur le terrain. Je ne suis pas un imposteur.

La suite de la rencontre est digne d’un feel-good movie. 4/2 pour les autres avant de commencer les doubles (6 simples, 3 doubles, 1 point par match). Il faut gagner tous les matchs restants !!! Les trois matchs ont été disputé en même temps, sur les terrains 9-10-11. Sur le 11, Bruno et Sébastien, le président du tennis, se sont rapidement imposés pour remonter à 4/3. Gros double, et quelques points magnifiques, même de loin. Seb, j’achète ta volée. Quelques minutes plus tard, Dimitri et Terry s’imposent. Trop forts. 4 partout !!!

Et enfin, au premier plan sur le terrain 9, pour faire l’amour à la sensibilité tennistique des amateurs de beau jeu, Jérémy Angry Leroy + Arnaud Murailledechine Destrebecq vs l’ancien 215 mondial et l’adversaire de Bruno. Les équipes ont toutes les deux par hasard décidé d’aligner la paire la plus forte intrinsèquement en première position. Quel spectacle ! Tous les comiques en terrasse devraient être présents au bord du terrain 9 pour les voir à l’œuvre. Waw. Excellent joueur de padel, Angry Jem préfère le double au simple. Grand bien lui en fasse. Quel joueur. Volée réflexe après volée réflexe, Arnaud et Jem ont ré-ga-lé les spectateurs. Les adversaires de mes potes en régionale 6 dans les gradins ont l’air de vaches regardant passer le IC Trein Bruxelles-Liège, interloqués. C’était tellement agréable à regarder que j’en ai perdu le fil du score. Mais fourbe comme je suis, j’ai bien sûr des contacts dans les gradins. Tie-break dans le deuxième set avec le premier en poche… Volée touchée avec le cadre qui retombe dans le couloir signée Arnaud, réflexe quand tu nous tiens.

Quelques points plus tard, ça y est. Ils ont gagné ces cochons. Ils ont tout raflé. Razzia à domicile pour cette équipe de Nationale 3 qui m’a si bien accueilli. C’est con, mais après leur balle de match, j’ai moi aussi l’impression d’avoir gagné, inclus dans la cour des grands pour une journée. Photo de groupe. J’ai l’air d’un Hollandais en vacances à la Costa Brava avec ce zonneslag sur mon front dégarni mais je suis heureux.

A mon tour d’être un comique en terrasse. Troisième mi-temps avec la Régionale 6, la Nationale 3 et cette Nationale 4 qui prendra dans quelques semaines le pari de me donner ma chance. Le tennis est en fête. Le 30 avril est un jour particulier à bien des égards. Un parfum indescriptible encense la terrasse de l’Orée. Si l’ivresse est parfois navrante, voire pathétique, elle est aujourd’hui fédératrice. Les hockeyeurs, eux, sont coutumiers de ces troisièmes mi-temps arrosées, nous moins. Aujourd’hui, ce n’est pas factice. J’ai vraiment l’impression de fêter quelque chose. Tous, ou presque sur cette terrasse sont des passionnés. Après une heure ou deux et une vingtaine de torticolis que nous infligeons à Noël, Anis et Sam, nos copains du bar, tant nous les sollicitons, la Régionale 6 met le feu. On danse, on parle trop fort, on emmerde les pauvres voisins. Pardon, les voisins. Mais votre patience a fait bien des heureux. J’ai une impression rare de plénitude. Prenez un énorme verre, versez-y délicatement vos meilleurs amis, ajoutez quelques gouttes de musique électronique de haute qualité et arrosez bien le tout avec un cadre tennistique familier, rassurant, idyllique. C’est un cocktail gagnant. Il ne dure que le temps de sa dégustation, mais avec la formule que l’on a méticuleusement pris la peine de mémoriser, on tient ici une recette d’une efficacité redoutable contre la dépression, les cons, Cyril Hanouna, les films de Michael Bay, le Front National. Bref, on se sent au-dessus pendant quelques heures.

Le mercredi suivant la rencontre, j’apprendrai par Bouchra du bar – et sa patience angélique qui sont passées derrière nous le lendemain pour tout remettre en place !!! – que tout a été filmé. La caméra de surveillance de la terrasse de l’Orée est portée disparue depuis lors. Les uns racontent qu’elle est en traitement, entre les mains des meilleurs psychiatres de Bruxelles. Les autres parlent d’un coma artificiel. Mais quelle est la cause du traumatisme ? Celui que l’on surnomme l’homme au chapeau serait-il à la source de tous les maux de la belle ? Lui qui déambule sournoisement sur les dalles de la terrasse, à la recherche de chair fraîche. Son flair sans pareil lui permet en effet de renifler une hockeyeuse à plus de cinq kilomètres à la ronde… Ou alors la pauvre caméra est-elle tombée follement amoureuse de votre serviteur ? Lui qui, une fois la nuit tombée, se transforme en un subtil croisement entre une drag-queen et un hippopotame kenyan, imposant la vue dantesque de son torse velu à quiconque voulant bien prendre le temps de s’extasier face à cette toison si douce et si merveilleuse. Ou serait-ce Daniel ? Le playlisteur du jour, qui, à coups de petites tapes délicates sur l’écran de son smartphone relié au baffle, nous beurre les oreilles avec les sons les plus flatteurs. Toutefois, ne vous aventurez pas derrière son comptoir, le De Greef mord, surtout lorsqu’il a été abreuvé. Serait-ce donc à la vue d’une de ses nombreuses exhibitions de crocs dangereusement aiguisés que le pauvre appareil serait devenu totalement inapte à la vie en société ? Affaire en cours. Nous pensons à toi, petit objet sans défense.

Beaucoup de « je », beaucoup trop de « moi » dans ces quelques lignes qui décrivent une facette de ce tennis qui m’est si cher. C’est pourtant à travers la petite lucarne de mon point de vue que je pense pouvoir en parler le mieux. C’est d’abord et surtout, un petit article pour dire merci.
Merci à l’œil aiguisé de Terry qui est à la critique tennistique ce qu’un Hugues Dayez en grande forme est à la critique cinématographique. 
Merci à Jérémy pour le spectacle en doubles et surtout merci d’avoir pensé à moi pour venir remplir cette joyeuse équipe. 
Merci à Arnaud et Bruno pour leur présence précieuse sur mon banc. La prochaine, je la gagne ! 
Merci à Dim de faire prospérer la légende du pamplemousse et merci d’avoir livré une performance qui me permet de ne pas rougir de la mienne ! 
Merci à Seb d’avoir aussi bien joué en doubles, tu m’as obligé à rester humble dans les gradins et c’était vraiment agréable. 
Merci aux copains de la Régionale 6, vous êtes les plus beaux grognards depuis la garde rapprochée de Napoléon Ier. 
Merci à mon gars sûr Matthias, qui, je l’espère, échauffera dorénavant toute la Nationale 3. Un professionnel, un vrai. 
Merci à Raph, mon ami et coach de m’avoir rendu plus fort cet hiver. Bientôt, des résultats, c’est promis. Se battre, toujours. 
Mais surtout, merci à mes amis les aristocrates français, vous qui avez à l’époque tant gloussé au détour de parties de jeu de paume, ce qui permit alors à nos amis anglais de créer le tennis qui nous apporte aujourd’hui tant de plaisir dans notre vie.

Face aux conflits internes dans les clubs, à tout ce qui nous torture dans la vie ou à notre fatigue, l’esprit d’équipe et l’amour du tennis nous autorisent à nous élever, voire à nous transcender, le temps d’une journée. De la came, et de la bonne.

Vive l’Orée. Vive le sport. Vive le tennis.

François Vandeuren